Pourquoi nous sommes-nous quittés si tristes , Nous verrons-nous ce soir? Pouvons-nous être heureux ? Pouvons-nous nous aimer ? Tu as dit que oui, et j’essaye de le croire. Mais il me semble qu’il n’y a pas de suite dans tes idées, et qu’à la moindre souffrance, tu t’indignes contre moi […]. Hélas ! […] Nous nous aimons, voilà la seule chose sûre qu’il y ait entre nous. Le temps et l’absence ne nous ont pas empêchés et ne nous empêcheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble ? La mienne est-elle possible avec quelqu’un ? Cela m’effaye. Je suis triste et consternée par instants, tu me fais espérer et désespérer à chaque instant. Que ferais-je ? Veux-tu que je parte ? Veux-tu essayer encore de m’oublier ? Moi je ne chercherai pas, mais je puis me taire et m’en aller. Je sens que je vais t’aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. […] Il y a des heures, je te l’avoue où l’effroi est plus fort que l’amour et où je me sens paralysée comme un homme sur un sentier de montagne qui n’ose ni avancer ni reculer entre deux abîmes. L’amour avec toi et une vie de fièvre pour tous deux peut-etre : ou bien la solitude et le désespoir pour moi seule. Dis-moi, crois-tu pouvoir être heureux ailleurs ? Oui sans doute, tu as vingt-trois ans et les plus belles femmes du monde, les meilleures peut-être, peuvent t’appartenir. Moi, je n’ai pour t’attacher que le peu de bien, et le beaucoup de mal que je t’ai fait. […] Dis-moi ce que tu veux, fais ce que tu veux, ne t’occupe pas de moi, je vivrais pour toi aussi longtemps que tu voudras, et le jour où tu ne voudras plus, je m’éloignerai sans cesser de te chérir et de prier pour toi. Consulte ton cœur, ta raison aussi, ton avenir, ta mère, pense à ce que tu as hors de moi et ne me sacrifie rien. Si tu reviens à moi, je ne peux te promettre qu’une chose, c’est d’essayer de te rendre heureux. Mais il te faudrait de la patience et de l’indulgence pour quelques moments de peur et de tristesse que j’aurai encore sans doute. Cette patience-là n’est guère de ton âge. Consulte-moi, mon ange. Ma vie t’appartient et quoi qu’il arrive, sache que je t’aime et t’aimerai…
George Sand